Le jargonnage, c’est un langage parallèle développé par un groupe de personnes, constitué de mots et de sigles spécifiques inconnus du commun des mortels. Si de nombreuses entreprises et de nombreux métiers y ont succombé, le jargonnage dépasse largement ce cadre, et beaucoup d’écosystèmes et de communautés se sont constitués leur vocabulaire propre. Le sujet n’est pas nouveau, puisque les Inconnus raillaient déjà les « langages hermétiques » il y a près de 30 ans.
Je ne cherche pas ici à pousser un coup de gueule, à dénoncer cette pratique de manière générale, mais à sensibiliser sur certains effets pervers du jargonnage que j’ai pu observer dans mon métier. Car j’ai malheureusement pu constater que ces effets étaient souvent sous-estimés, quand ils n’étaient pas niés en bloc.
En voici un aperçu :
Les pièges du jargonnage
1. La jargon n’est pas autant maîtrisé qu’on l’imagine…
Quand on jargonne, on s’est imprégné d’un vocabulaire spécifique, que l’on pratique au quotidien. Il devient ainsi petit à petit de plus en plus naturel de parler ce langage, et de moins en moins envisageable que les personnes du même milieu ne le pratiquent pas. C’est d’autant plus vrai en entreprise, où il semble évident que les employés maîtrisent le jargon propre à la boîte. C’est pourtant un raccourci un peu rapide…
Mon métier, c’est de concevoir des questionnaires. Un partie de ma mission consiste donc à m’assurer que tout le monde comprenne les questions que je pose… et qu’elles soient comprises de la même manière ! Le sujet du jargon s’est vite posé. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai demandé à un client si les répondants allaient bien comprendre tel ou tel terme, pour qu’il me réponde avec assurance qu’il n’y avait pas de souci… avant de recevoir des commentaires de certains participants disant qu’ils ne connaissaient pas le terme.
Car non, on n’a jamais l’assurance que tout le monde connaît bien ce jargon. Jamais. Parce que, finalement, il y a plein de raisons pour lesquelles un collaborateur pourrait ne pas connaître ce terme ! Peut-être est-il arrivé récemment dans l’entreprise. Peut-être n’a-t-il presque jamais affaire au contexte dans lequel ce terme est employé. Ou peut-être ce terme n’est-il employé que dans une partie de l’entreprise, contrairement à ce que pense le client.
Depuis, j’ai changé d’approche, et je remplace quasi-systématiquement ces termes par du langage courant compréhensible par tous. Il peut s’agir de mettre un terme en toute lettre au lieu d’utiliser un sigle, de le remplacer par un équivalent ou de le définir. Et je n’ai plus aucun commentaire de participants ne comprenant pas le vocabulaire d’une question !
2. On demande rarement à se faire expliquer un terme
Le point précédent serait de peu d’importance s’il n’était pas couplé au fait que l’on ose en fait rarement demander à se faire expliquer un terme. Durant mes différentes vies professionnelles, j’ai utilisé beaucoup de termes et concepts, avant de me rendre compte petit à petit que certains n’étaient pas aussi largement connus que je l’imaginais : metaplan, verbatim, machine learning… Et personne ne me l’a jamais dit. Il a fallu attendre que je pose la question, pour que mes interlocuteurs me disent « non, je ne connais pas ».
Quand on ne comprend un terme, on peut avoir tendance à décrocher, ou à attendre pour voir si le contexte nous permet de comprendre de quoi il s’agit. Mais admettre qu’on ne connaît pas ce terme que notre interlocuteur utilise avec autant de naturel, c’est prendre le risque d’avoir l’air bête. Et, étrangement, personne n’a envie d’avoir l’air bête.
3. Le jargon est un frein à l’intégration
Alors que les entreprises prennent petit à petit conscience de l’importance de l’accueil et de l’intégration dans la rétention de leurs employés, le jargon ne les y aide pas toujours. Peu d’entreprises ont en effet pris la peine de créer un dictionnaire de leur jargon ! Si l’idée peut sembler saugrenue, elle l’est beaucoup moins du point de vue d’un nouvel arrivant confronté chaque jour à de nouveaux termes qui surgissent dans la conversation sans que personne ne lui ait expliqué, ni sans aucune ressource vers laquelle se tourner pour éclaircir le sujet.
Au point que l’apprentissage de leur langue interne est la première mission de tout prestataire arrivant dans certaines entreprises, et que cette maîtrise du jargon est parfois le critère numéro un pour choisir le consultant qui interviendra sur une mission !
Et c’est malheureusement vrai dans beaucoup de contextes, professionnels ou non. J’ai par exemple découvert de nouveaux sigles quand j’ai rejoint des groupes de soutien sur le burnout (oui, j’ai fait un burnout). Je me suis retrouvé dans des discussions de BO, d’AD, de DP… Les deux premiers signifient « burnout » et « antidépresseurs ». Pour le troisième, je ne sais toujours pas. Evidemment, rien de dramatique là-dedans, mais comme toujours, cela freine l’intégration de nouveaux membres, ou l’inclusion dans la conversation.
4. Le jargon est loin d’être uniforme
Un dictionnaire du jargon serait utile pour l’intégration… mais pas uniquement ! Car un terme peut être connu dans une direction et pas dans une autre, un même sigle peut désigner plusieurs choses différentes quand le jargon du métier et le jargon de l’entreprise se rencontrent… Et, surtout, la définition d’un terme est souvent bien plus floue qu’on ne l’imagine.
J’avais notamment été marqué par l’exemple de la startup Tilkee, qui s’était rendu compte que le mot « tilk », inventé par l’entreprise… n’avait en fait pas la même signification pour l’équipe technique et l’équipe relation client ! En bref, les deux équipes ne parlaient pas la même langue (ce qui n’a pas empêché la startup de développer un produit que j’adore !). Jusqu’au jour où ils s’en sont rendus compte, et se sont dit qu’utiliser des termes standards compris par tous (« projet », « lien », « document »…) était bien plus efficace, pour les équipes comme pour les clients.
5. Le jargon nuit à l’image externe
Le jargon peut être un marqueur de la culture interne de l’entreprise, voire d’une culture tout court. Ce qui l’amène à être parfois détourné, devenant le symbole même des griefs que l’on a contre un groupe.
Ainsi, le jargon des consultants ou des startupers, teinté d’anglicisme, est souvent utilisé pour se moquer de ces cultures, accusées d’utiliser des termes ronflants et à la mode pour cacher un manque de contenu. Les titres de postes à rallonge de certaines organisations, associés au nom de leur direction parfois composé d’une suite indéchiffrable de plusieurs sigles, serviront eux de « preuve » d’une organisation kafkaïenne.
Bien sûr, dans ces cas le jargon est un prétexte à une méfiance déjà présente. Mais cela ne l’empêche pas de creuser encore un peu plus un fossé déjà profond. Sans compter que la communication se trouve sensiblement compliquée quand on ne parle pas la même langue !
Mais au fait, pourquoi on jargonne ?
1. Le jargon, un signe d’appartenance
Le jargon est rarement développé consciemment, avec un objectif. Il s’agit plutôt d’une dérive organique du langage, où des termes émergent, finissent par devenir les expressions consacrées, puis sont remplacées par des sigles… Le jargon est une langue vivante, l’argot d’une entreprise ou d’un groupe de personne. La plupart du temps, il n’appartient pas aux dirigeants, mais au terrain, aux personnes qui le font vivre au quotidien. L’utilisation ou non du jargon par un dirigeant sera d’ailleurs parfois scrutée par les employés pour déterminer sa connaissance du terrain.
En cela, le jargon est un véritable marqueur culturel, un signe de (re)connaissance.
2. Le jargon, un test
Le jargon sera parfois utilisé pour tester une personne, en vérifiant sa connaissance ou non de tel ou tel terme spécifique. Sauf que, comme dit plus haut, on avoue rarement sa méconnaissance d’un terme… Comprendre des discussions à trous deviendra alors un véritable sport, où l’on s’efforce de comprendre (ou du moins de le faire croire) malgré ce jargon inconnu.
Cela se transforme parfois en un jeu du chat et de la souris, où plus personne ne peut dire avec certitude si l’interlocuteur a vraiment compris de quoi il s’agissait, ou si une personne sait exactement de quoi elle parle quand elle utilise ce terme… ou si elle ne fait que répliquer ce qu’elle entend dans un effort pour s’intégrer.
3. Le jargon, un gain d’efficacité ?
Le jargon est souvent cité comme un outil de performance, dans le sens où il permet de désigner rapidement des concepts maîtrisés a priori par les interlocuteurs. C’est tout à fait vrai dans certains cas, mais ne doit pas faire oublier que jargonner, c’est aussi souvent remplacer un terme connu de tous par un terme connu d’un seul groupe… Sans compter, bien sûr, que le « a priori » ci-dessus est loin d’être toujours vérifié.
4. Le jargon, un outil marketing
Une utilisation en pleine émergence du jargon, c’est le jargon marketing. Le but est de créer une identité de marque, un sentiment d’appartenance au sein d’une communauté d’utilisateurs. Nombreuses sont les marques qui cherchent à créer un vocabulaire propre les rapprochant de leurs utilisateurs.
Malheureusement, ces tentatives ont régulièrement l’effet inverse, et créent une barrière pour les nouveaux arrivants, qui ne comprennent pas forcément le langage utilisé ni les différentes implications. L’expérience devient alors beaucoup moins fluide…
Et alors, on fait quoi ?
Que l’on soit clairs : le jargon n’est pas mauvais en soi. C’est l’utilisation que l’on en fait, et l’oubli qu’il ne s’agit pas de termes connus de tous qui peuvent en faire un frein à la communication.
La plupart des organisations ne sont prêtes de laisser tomber leur jargon. Et ce n’est pas un problème, à partir du moment où des efforts sont faits pour plus de lisibilité, plus d’inclusion, pour être compris du plus grand-nombre. Mais pour cela, il faut avoir conscience qu’il s’agit d’un jargon !
Si chacun cherche à être compris plutôt qu’à marquer son appartenance, alors le jargon n’est plus un obstacle ! Voici quelques idées pour une communication comprise par tous :
- Privilégier les termes clairs aux termes « catchy » (ou « à la mode » si vous voulez – car oui, il s’agit de jargonnage) ou spécifiques
- Expliquer ses idées
- Reformuler les points importants : raconter une chose de deux manières différentes, c’est réduire drastiquement le risque qu’elle soit mal comprise
- Partir du principe qu’au moins un de ses interlocuteurs a une connaissance quasi nulle des termes spécifiques que l’on emploie (ce qui est d’ailleurs probablement le cas)
- S’assurer que l’on est suffisamment clair pour ses interlocuteurs en leur posant la question « suis-je suffisamment clair ? ». Mieux vaut en effet demander si l’on est clair, ce qui sous-entend qu’on a pu mal s’exprimer ou utiliser du vocabulaire trop technique, plutôt que de demander si la personne a compris, ce qui peut être perçu comme un « êtes-vous bête ? »
On l’oublie parfois, mais être compris demande des efforts. Pour ma part, depuis que je fais l’effort d’expliquer même les choses qui me semblent évidentes, je m’en porte beaucoup mieux… et mes clients aussi !
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